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mardi 9 août 2022

Une abjuration au Désert

    L’acte ci-dessous est l’abjuration d’un habitant de Joucas, Jean MAGNAN, faite en 1754, c’est-à-dire pendant la période du Désert, au cours de laquelle le protestantisme est officiellement interdit. En 1685, à la révocation de l’édit de Nantes, les protestants ont abjuré en masse, devenant ces nouveaux catholiques dont on peut raisonnablement douter de la sincérité de l’engagement. D’autres ont pris les chemins du Refuge, les pasteurs ont été chassés. Il faudra attendre 1715 et Antoine Court pour qu’émergent les bases d’une restructuration, clandestine, du protestantisme.

    Nous sommes à Joucas, village du nord Luberon, historiquement très protestant, d’origine vaudoise. Le dénombrement de 1682 mentionne 140 protestants (soit 43 familles) pour 40 catholiques. Et l’abjuration du 23 octobre 1685 mentionne 229 personnes. Il est clair que, dans un tel contexte, les nouveaux convertis n’étaient pas isolés et la tentation devait être grande de retourner à sa foi d’origine.

    Cet acte d’abjuration se trouve dans le registre paroissial du curé Julien, qui en creux, est une source permettant de repérer les protestants toujours ancrés dans leur foi. En effet, hormis les abjurations, le curé notait aussi les décès de tous ces « mal-sentant » de la foi en précisant qu’ils étaient inhumés « dans leurs erreurs », « hors du sein de l’Église ». Ce qui constitue une source nominative intéressante pour l’historien.

    Jean MAGNAN est né le 6 janvier 1692 et a été baptisé catholique et il a sans doute suivi le catéchisme catholique comme l’ordonne l’article 8 de l’édit de Fontainebleau ; il est le fils d’André, ménager de Joucas, et d’Isabeau GARDIOL. Ses parents ont abjuré le 23 octobre 1685. De toute évidence, ils sont restés secrètement attachés à leur foi puisqu’ils la lui ont transmise. Le cas n’est pas isolé dans cette période. Jean a 62 ans quand il décide d’abjurer. Il est difficile de savoir pourquoi, sans connaître plus précisément les circonstances. Il était officiellement catholique. L’acte fait mention (comme d’autres actes du même registre) de plusieurs enseignements que le curé Julien lui aurait fournis et qui l’auraient convaincu de ses erreurs. Ont-ils précédé ou suivi sa décision ?

    Cette abjuration est tout-à-fait comparable dans sa forme à celles du XVIIème siècle ; dans la typologie des actes, elle correspondrait au type 3 ou forme baroque, à savoir, une forme très détaillée faisant référence à divers éléments du dogme catholique. Selon Furetière, abjurer signifie « renoncer solennellement à quelque mauvaise doctrine », Durand de Maillane y voit « acte par lequel on passe d'une hérésie que l'on nie et que l’on déteste, avec serment, à la foi catholique. » Bien entendu, tout est question de perspective. Les protestants considèrent cela comme une apostasie, le reniement de la foi de leurs pères.

    L’instruction est le préalable à toute abjuration et les actes, sauf dans leur expression minimale, en font mention. Déjà, Augustin d’Hippone dans d’autres temps et circonstances y faisait allusion. Au XVIIème siècle, l’Église catholique a mis en place des moyens d’instruire par le biais des missions, des sociétés et autres compagnies pour la propagation de la foi. Parfois, les curés locaux étaient aussi chargés de cet enseignement. C’est le cas ici, il s’agit du curé Julien. Dans sa trace la plus développée, l’abjuration se déroule ainsi : renoncement aux erreurs, engagement, promesse, profession de foi, soumission aux lois de Dieu et de l’Église, absolution. C’est ici le même déroulement. Jean reconnaît les erreurs de la religion protestante, désire les abjurer, puis faire profession de foi afin d’être remis dans le giron de l’Église catholique. Il reconnaît les points sur lesquels il était dans l’erreur. Les voici :

  • La présence réelle dans l’eucharistie.

Les protestants parlent de Sainte Cène. La question, qui a fait l’objet de nombreuses disputes, au temps de Luther et après, est de savoir si au moment de la célébration de l’eucharistie, la présence du Christ est réelle, spirituelle, symbolique. Les catholiques considèrent qu’elle est bien réelle, et après Calvin, les protestants y voient une présence réelle mais à l’état spirituel.

  •  Le purgatoire.

Il s’agit d’un lieu de transition dans lequel les âmes des défunts morts sans avoir fait une pénitence suffisante, doivent expier leurs péchés avant d’avoir accès au paradis. Les catholiques s’appuient sur le livre des Maccabées que Luther ne retint pas dans le canon biblique de 1534. C’est pourquoi, la théologie protestante ne reconnaît pas le purgatoire.

  • L’invocation ou culte des saints.

Le culte des saints a été rejeté par l’ensemble des réformateurs car il n’est pas mentionné dans la Bible et que le seul médiateur et intercesseur est le Christ. 

  • Le nombre des sacrements

Au temps de la Réforme, c’est un sujet qui a fait lui aussi couler beaucoup d’encre. Le sacrement est un signe par lequel Dieu confirme la grâce promise en Jésus-Christ selon les écrits bibliques. La tradition catholique en reconnaît 7 : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, la pénitence, l’onction des malades (extrême onction), l’ordination et le mariage. Chez les protestants ne sont retenus que le baptême et la Cène car ce sont les seuls signes visibles de la grâce de Dieu, institués par Jésus-Christ selon la Bible.

  • La connaissance de la liturgie catholique ou ensemble des rites en usage. 
  • Les indulgences

Nous voici là au point de départ de la Réforme de Luther. Les indulgences sont pour les catholiques des remises de peine temporelle encourues en raison de péchés, après que ces péchés aient été confessés et pardonnés. Cette rémission peut s’obtenir par diverses actions comme les pèlerinages, la visite de reliques, des prières spéciales, mais aussi par de l’argent. Elle peut être partielle ou totale (plénière). C’est au moment de la promulgation d’une indulgence plénière par le pape Léon X, en vue du financement des travaux de la basilique Saint-Pierre à Rome que Luther décida d’afficher ses 95 thèses, donnant ainsi naissance au mouvement de la Réforme. Si les indulgences ont été l’élément déclencheur, il faut comprendre pourquoi : Luther venait d’étudier la Bible en profondeur et avait fini par être convaincu que le salut s’obtient par la foi seule en Jésus Christ comme sauveur, par le moyen de la grâce de Dieu. L’homme ne peut se sauver seul par des œuvres méritoires ou autres mortifications.

    Jean admet avoir été dans l’erreur sur ces questions précises et évoque son aveuglement.  Cela n’est pas sans rappeler l’interprétation de Louis XIV et de l’Église catholique qui tentaient d’expliquer pourquoi des personnes choisissaient la foi protestante :  l’ignorance ou l’altération de la raison comparée à celle des sens qui parfois se trompent. « Car, après tout, il n’est pas étrange que la raison se trompe en un petit nombre de particuliers, puisque les sens mêmes, dont la certitude est si grande, se trompent aussi en quelques particuliers, et qu’il y en a qui voient les choses tout à fait différentes de ce qu’elles sont en réalité. »[1] Il dit détester ces erreurs et y renoncer volontairement sans aucune contrainte. Il se soumet ensuite à l’Église, « hors de laquelle il n’y a point de salut ». Puis il fait la promesse solennelle sur les évangiles de lui obéir et de poursuivre son instruction.  Bossuet, qui a ardemment combattu le protestantisme par ses nombreux écrits, considérait que l’essentiel était de rétablir l’autorité spirituelle de l’Église catholique. Dans une célèbre joute oratoire avec le pasteur Claude en 1678, il en arrivait à la conclusion que si l’on pouvait convaincre les protestants de croire d’abord en l’Église, alors ils croiraient correctement.

Enfin, il est relevé de l’excommunication dont il était l’objet. En effet celle-ci est la peine canonique pour toute adhésion à une hérésie. C’est l’absolution qui a ce pouvoir. Il est donc pleinement rétabli dans la communion de l’Église.

Jean Magnan mourra catholique le 9 décembre 1763.  Le curé précise simplement qu’il est enterré dans le cimetière de la paroisse. Mais il n’indique pas, comme il le fait habituellement « mort dans la communion des fidèles ». Oubli, ou expression d’un doute quant à l’authenticité de son appartenance ?

 

Pour approfondir :

Sur la communauté de Joucas

Sur les abjurations en Provence au XVIIème siècle

                               

   Abjuration de Jean Magnan

         L’an 1754, et le 16 du mois de juin.

         Par-devant nous, curé de cette parroisse et témoins à la fin només, et comparu Jean Magnan, habitant du même lieu, qui, après divers enseignemens qu’il auroit reçu de notre part, reconeissant enfin les erreurs de la religion protestante ou prétendue réformée qu’il auroit malheureusement professé jusqu’à présant, nous auroit demandé d’être reçu à l’abjuration desdites erreurs et à la profession publique de la foit que tient, prêche et enseigne la sainte Église apostolique romaine, et d’être remis en conséquance dans le sein et comunion de ladite Église.

         Sur quoy, nous luy aurions demandé s’il reconoissoit véritablement et confessoit avec un cœur contrit et humilié, en la sainte présence de Dieu, qu’il avoit grièvement péché en adérant aux hérétiques uguenots, croyant leurs erreurs, principalement sur la présence réèle de Notre Seigneur Jésus Christ dans l’eucaristie, sur le purgatoire, l’invocation des saints, le nombre des sacrements, l’usage des cérémonies de l’Église, sur les indulgences qu’elle accorde. Et il nous auroit répondu qu’il le croyoit véritablement et que Dieu dissipant par sa grâce l’aveuglement où il a été jusqu’à présent, il renonce à ses erreurs et à toutes autres de quelle espèce qu’elles soient, qu’il le déteste de tout son cœur, de sa franche volonté et sans aucune contrainte.

         Et luy ayant demandé au surplus s’il reconoissoit l’Église romaine pour la seule vraie Église catolique et apostolique, or de laquelle il ne peut y avoir de salut, et prométoit cincèrement de garder inviolablement sa foy, d’obéir fidèlement à ses lois, et de de faire instruire plus au long de tout ce qu’un bon crétien doit sçavoir, il nous auroit répondu qu’il croit de cœur et confesse de bouche tout ce que croit et enseigne la sainte Église catolique apostolique et romaine, qu’il la reconeit pour la seule vraie Église de Jésus Crist, qu’il promect d’obéir à ses comendemens et de recevoir de son pasteur toutes les instructions qui luy soient nécessaires pour remplir les devoirs d’un bon crétien, ainsi qu’il l’a promis et juré sur les saints évangiles.

         En conséquence de ce, nous curé de ce lieu, en vertu du pouvoir à nous accordés par monseigneur l’illustrissime et révérendissime évêque d’Apt et prince, avons absous ledit Jean Magnan de toute hérésie, excomunications et autre censure éclésiastique dont il pouvoir être lié, et l’avons rétabli dans la comunion de l’Église, dans la participation de ses sacrement et dans tout le droit des vrais fidèles catoliques apostoliques et romains.

         Fait à Joucas, dans l’église paroissiale dudict lieu, en présence de Pierre Boyer, bourgeois, et d’André Porte, cardeur en philosèle, tous de ce lieu, témoins requis et soussignés avec moy, ledit Magnan illittéré.

                                      Boyer                    Porte

Julien, curé



[1] Louis XIV Mémoires pour l’instruction du dauphin.

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