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jeudi 1 septembre 2022

Le départ au Refuge

Texte introductif publié dans  La Valmasque , Mémoires d’exil.[1]

 

Tout comme la Saint-Barthélemy, les dragonnades ou la guerre des Cévennes, le Refuge occupe une place de choix dans l’inconscient collectif protestant. Un épisode dont on se plaît à retenir les aspects positifs comme la ferveur des exilés, l’accueil généreux des pays protestants, les destinées prospères dans ces pays. Mais derrière cette réalité s’en est cachée une autre : des conditions de voyage difficiles, la peur d’être pris, le choc culturel dans le pays d’accueil, les retours en France avec toutes les conséquences imaginables. Le terme Refuge s’est vite imposé pour ce qui a constitué la première grande migration européenne pour cause de liberté de conscience. On désigne aussi par ce terme l’ensemble des pays d’accueil.

En 1598, mettant un terme aux guerres de religion, le régime de l’édit de Nantes fait de la France un pays novateur, en ce sens qu’il permet juridiquement la coexistence de deux religions, alors que partout ailleurs les sujets suivent la religion du prince selon le principe cujus regio ejus religio .

Si le Refuge est en général associé à la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau du 17 octobre 1685, il ne faut pas oublier que l’exil a commencé bien avant : on parle alors du « premier Refuge », consécutif aux massacres de la Saint-Barthélemy. Les destinations étaient alors Genève, l’Angleterre ou les Provinces Unies. Tout au long du XVIe siècle, la fuite hors du royaume a été une préoccupation pour le pouvoir. L’édit de Nantes dans son article 70, à la suite de deux édits précédents, désire faciliter le retour de ces exilés protestants : il stipule que, même nés à l’étranger, ils sont toujours sujets du roi de France et n’auront aucune formalité à remplir s’ils reviennent dans un laps de temps de 10 ans.

La situation des protestants en France s’aggrave en 1661, à partir du règne personnel de Louis XIV. Dans ses mémoires, le roi écrit ceci à propos de cette année-là : « Quant à ce grand nombre de mes sujets de la Religion Prétendue Réformée, qui étaient un mal que j’avais toujours regardé, et que je regarde toujours avec beaucoup de douleur, je formai dès lors le plan de toute ma conduite avec eux… ». En collaboration avec l’Église catholique, il va faire feu de tout bois pour ramener les huguenots dans le bercail catholique : persuasion religieuse par les missions, persuasion économique par l’argent (Tiers des Économats ou « Caisse des conversions »), persuasion juridique par l’interprétation à la lettre de l’édit de Nantes, ainsi qu’une prolifération législative anti-protestante. En août 1669, le roi émet un édit interdisant la sortie du royaume pour s’installer à l’étranger sous peine de confiscation de biens et de corps.

Puis, à partir de 1681, la persuasion se fait violente avec la dragonnade du Poitou ; il s’ensuit une vague d’abjurations mais aussi l’indignation des pays protestants européens qui, dès 1681, accueillent des exilés français. C’est d’ailleurs en partie pour cela que le roi, alors soucieux de l’opinion à l’étranger, interrompt l’épisode. À partir de 1682, les interdictions de sortie du royaume se multiplient, le roi est de plus en plus préoccupé par l’éventuelle fuite de ses sujets huguenots. Sont d’abord visés ceux dont le métier pourrait fournir un moyen de transport, comme les gens de mer, mais aussi les gens de métier qui peuvent exporter leur savoir-faire (déclaration du 18 mai 1682). La déclaration du 14 juillet 1682 (complétée par celle du 7 septembre) réitère l’interdiction à tous les protestants de quitter le royaume et annule les contrats de vente et autres dispositions qu’ils auraient prises avant le départ. Mais cette abondance législative et comminatoire ne suffit pas car il est très difficile de surveiller les frontières ; c’est pourquoi, par une déclaration du 20 août 1685, le roi appelle à la dénonciation, promettant aux dénonciateurs la moitié des biens des fugitif.

En octobre 1685, Louis XIV, consolidé dans son pouvoir par ses victoires militaires, est moins sensible à l’opinion des autres puissances. C’est le moment pour généraliser les dragonnades et le bruit des « missionnaires bottés » conduit nombre de communautés à abjurer leur foi. Dès lors, le souverain, considérant « que la meilleure et la plus grande partie de nos sujets de ladite Religion Prétendue Réformée ont embrassé la Catholique » révoque sans scrupule l’édit de Nantes, par l’édit de Fontainebleau. Celui-ci, dans son article 4, annonce l’expulsion des pasteurs qui ne veulent pas abjurer, dans son article 9 réduit à 4 mois le délai de réintégration pour ceux qui sont déjà partis, et dans son article 10 confirme l’interdiction de sortie du royaume à tous les sujets, sous peine de confiscation de corps et de biens et de galères.

À peine quinze jours après l’édit de Fontainebleau, le Grand Électeur de Brandebourg , Frédéric-Guillaume 1er de Hohenzollern, publie l'édit de Potsdam afin de convier les huguenots chassés de France à venir sur ses terres, leur offrant un certain nombre d’avantages conséquents. Solidarité de foi bien sûr pour le calviniste qu’il était, mais aussi nécessité de repeupler son pays, décimé par la guerre de Trente Ans. Cet édit est largement diffusé en France, clandestinement, et a sans doute largement contribué à la prise de décision.

Le Refuge n’aurait jamais été possible sans l’aide de la diaspora en Europe, dans le souci premier d’une solidarité religieuse. Les princes protestants et les Églises ont organisé nombre de collectes d’argent pour venir en aide aux persécutés. Ainsi, en 1681, les Églises wallonnes multiplient les levées, à Amsterdam, Leyde, Haarlem. La même année, Charles II, roi d’Angleterre, lance un appel à la charité pour les huguenots par une lettre patente. Son frère Jacques II, bien que catholique, continuera cette politique. En 1682, l’électeur palatin  accorde un édit de concession pour accueillir les huguenots. Quant à la Suisse, depuis le XVIe siècle elle poursuit sa mission de terre d’accueil pour ses frères protestants. Désireuse de leur venir en aide, mais aussi consciente du risque d’être submergée par cet afflux massif, elle organise leur acheminement vers des pays dans lesquels ils pourront s’implanter définitivement. Et enfin, Francfort, cité impériale luthérienne, qui a accueilli tout au long du XVIe siècle des réfugiés protestants, décide à la fin du XVIIe qu’elle ne désire pas l’installation de réfugiés non luthériens. C’est donc l’Église française de Francfort, dont les membres sont aisés, qui va accueillir ses frères. En conséquence, Francfort ne sera pas un lieu d’installation, excepté pour des réfugiés nantis, mais une plaque tournante pour se rendre aux Provinces Unies ou dans d’autres États allemands.

Une fois l’édit de Nantes révoqué, le roi de France, toujours aussi préoccupé par cet exil massif, continue de légiférer. On trouve plus de vingt textes législatifs relatifs aux fugitifs ou à leurs biens, entre novembre 1685 et 1751, lesquels laissent apparaître la volonté de dissuader les candidats au départ ainsi que celle de faire revenir les fugitifs. Ces derniers pourront retrouver leurs biens confisqués s’ils reviennent dans les quatre mois (novembre 1685) ; l’interdiction de sortie est réitérée, assortie d’une peine à perpétuité, galères pour les hommes et réclusion pour les femmes avec peine identique pour ceux qui les aident (mai 1686) ; puis commutation en peine de mort pour ceux qui les aident (novembre 1687).

 En octobre 1685, les protestants français sont contraints d’abjurer une religion qu’ils avaient continué de pratiquer en dépit de l’adversité quotidienne. Que faire ? Rester, abjurer de bouche et non de cœur et vivre sa foi secrètement, avec tous les risques que cela comprend ? Ou quitter sa terre, ses biens, les siens parfois, fuir vers un avenir meilleur, rester fidèle à ses convictions et prendre le risque de la traversée du désert ?  Le départ ouvrait enfin une perspective. Des informations circulaient sur les routes à suivre, fournissant divers conseils pour éviter les dangers, il y avait aussi des guides ; néanmoins, rien n’était moins certain que la réussite. Mais n’oublions pas que ces huguenots avaient la foi chevillée au corps, cette « ferme assurance des choses qu’on espère ». Calvin avait suggéré en son temps : « Que ceux qui croient de n’avoir pas la force de témoigner de leur foi s’exilent ». C’est la voie que des milliers d’entre eux ont choisie.

Françoise Appy 9 mars 2022



[1] La Valmasque, Bulletin de l’Association d’Études Vaudoises et Historiques du Luberon, juin 2022, n° 122.

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