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vendredi 11 novembre 2022

Marcel Sicard (1898-1918) Souvenons-nous

 Souvenons-nous de tous ces Marcel Sicard qui sont partis au combat sans jamais vraiment imaginer qu’ils n’en reviendraient pas. Comme l’a écrit Henri  Barbusse, « Ce ne sont pas des soldats: ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine[...] Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu'on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés »[1]


Marcel Sicard est né le 21 novembre 1898 à Robiac Rochessadoule,  dans le Gard. Il est le fils de Jules Jean SICARD et de Léa SILHOL.

Pendant la guerre de 14-18, il est intégré au 116ème bataillon des Chasseurs alpins. Classe 1918, matricule 1164 (recrutement Pont Saint Esprit).



Le 15 août 1918, il écrit ceci à ses parents. Apparemment, il sort de convalescence, de maladie ou de blessure. (Transcription littérale)

« Bien cher parents,

  Deux mots pour vous donnez de mes nouvelles qui sont assez bonnes pour le moment. Désire de tout cœur que ma présente vous en trouve tous de même. Suis toujours a faire le charpentier. On monte des baraques Adrien. C'est le filon ou on en fait pas trop et pas pénible. Je pense venir bientôt en perme mais je ne sais pas le jour. J'ai passé le conseil de réforme et on ma mis apte a faire campagne alors vous voyez que j'ai changé. Il semble qu'on ma couflé avec un soufflêt, je suis bien le double que quand j'étais en en convales, mais seulement je me suis soigné ; comme lait œufs et fortifiant, j'ai pris quelque chose ! Car le major m'avait dit que si je me soigné pas, je serais bientôt poitrinaire et alors, pensé si je voulais arrivé à être dans cet état ! Mais maintenant ça va très bien, je peux aller voir fritz, je pense que je pourrais le repousser.

Je pense que Gaston doit être toujours parmi vous. J'aimerais de pouvoir venir passé quelques jours avec lui, ce qui pourrait arrivé.

Et le poulain, que fait-il ? Il doit sauter salement avec les chaleurs, il ne doit pas rester trop tranquille. Je vais vous quittez.

            Recevez cher parents frères et sœurs les meilleurs baisers et caresses.                      

Votre fils et frère, Marcel.

Bien le bonjour aux cousins et cousines. »

Il n’aura pas l’occasion de revoir le poulain ni sa famille ; malgré son assurance de repousser fritz, un peu plus d’un mois plus tard, il tombera sous le feu ennemi, dans l’Aisne. 

                                            


Voici dans quelles circonstances il perdit la vie, ce 18 septembre 1918. Le journal de marche du 116ème bataillon de chasseurs alpins [1] raconte cette terrible journée.

… Le bataillon quitte ses emplacements à 23 h et traverse en petites colonnes très espacées la région dévastée de Roupy Sary, franchissant sans dommages des zones battues par l’artillerie, qu’on ne peut éviter. (17/09)

18/09

À 2 h, tout le monde est en place dans la parallèle de départ. L’ennemi est à quelques centaines de mètres, le chemin dans le talus duquel se terrent les chasseurs est pris d’enfilade par des mitrailleurs, il pleut.  À l’heure H, 5 h 25, gradés et chasseurs mouillés car la pluie continue de tomber, s’élancent hors du chemin creux. Il fait nuit noire, on se dirige à la boussole derrière le barrage roulant vers les mitrailleuses qui claquent avec intensité.

En 1ère vague la 2ème Cie (capitaine Duhamel) et 3ème Cie, la 1ère Cie, et un peloton de mitrailleuses avec le lieutenant Julien. De nombreuses fusées vertes et rouges jaillissent et le barrage boche se déclenche n’arrêtant nullement l’élan des vagues d’assaut. Les premiers prisonniers faits sont des mitrailleurs restés à leur place jusqu’à la dernière minute. Un épais brouillard augmente encore l’obscurité, les liaisons et l’orientation sont très difficiles. Après une forte résistance à la voie ferrée forcée par le tir en marchant, des mitrailleuses et des fusils mitrailleurs et où de nouveaux prisonniers furent faits, l’objectif intermédiaire est atteint. Pendant cette progression, un boche, après avoir fait « Kamarade », blesse le sous-lieutenant Monteux à la figure.

À 6 h 30, l’avance continue, le bois Margerin est contourné par le sud-est, les fractions de gauche et la compagnie de soutien le traversent. La progression est difficile, le bois étant un chaos inextricable de ronces, fils de fer, arbres abattus, branchages. Le caporal Deygas, à la tête de 6 pionniers, fait 15 prisonniers, dont un officier.

À la sortie du bois, 200 m à peine restent à franchir pour s’emparer de la tranchée, objectif final, mais le feu des mitrailleuses est de plus en plus nourri, la progression continue néanmoins et les vagues d’assaut viennent se heurter à un double réseau de fil de fer barbelé intact, qu’on ne connaissait pas. Protégée par nos mitrailleuses et nos VB[2], la première vague essaie de franchir ce réseau, les boches lèvent les bras, mais se ressaisissent peu après, leurs mitrailleuses crépitent à nouveau, fauchant notre première vague. Le capitaine Duhamel et une dizaine de chasseurs sont tués, une cinquantaine sont blessés. Les chefs de section font replier leurs fractions en rampant et sous le feu des mitrailleuses qui rasent le sol, une ligne de parapets individuels s’établit.

L’ennemi s’acharne sur les blessés. Le brancardier Maurin veut malgré tout leur porter secours, il s’avance en agitant son brassard et est abattu d’une balle après avoir terminé son deuxième pansement.

À la nuit, le bataillon se reforme sur les lisières du Bois Margerin et la préparation est reprise sur la tranchée ennemie. Le sous-lieutenant Vanemhen commandant la 1ère Cie est blessé. 


Ses restes reposent au carré de corps restitués du cimetière protestant de Saint-Chaptes.



Carré des corps restitués, cimetière de Saint-Chaptes

Monument aux morts, Saint-Chaptes


Plaque commémorative, temple protestant de Saint-Chaptes







[1] http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/ark:/40699/e005277eaaddfa5c/5277eaaf0ca6f

[2] VB Grenade à fusil française (du nom de son inventeur Vivien Bessières)


[1] Henri BARBUSSE (1873-1935), Le Feu, journal d’une escouade (1916).

jeudi 20 octobre 2022

Le fromage et les vers, Carlo Ginzburg. L'histoire de Menocchio, meunier frioulan condamné pour hérésie.

 


 

« Tout était chaos, c'est-à-dire terre, air, eau et feu ensemble ; et que ce volume fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges » 


Voilà la conception personnelle du monde, exprimée par Menocchio, à la fin du XVIème siècle. Elle fut considérée par l'Inquisition comme hérétique et le procès qui s'ensuivit conduisit le meunier au bûcher. 

C’est l’historien Carlo Ginzburg qui, en 1980[1], a fait connaître le destin de cet individu que rien, par sa condition sociale ne destinait à la postérité. Il l’a fait par l’étude méticuleuse des dossiers de tous les procès tenus contre Menocchio. Ouvrage exceptionnel tant par l’interprétation et la mise en perspective des éléments, que par sa qualité d’écriture. Il est devenu, à juste titre, l’ouvrage emblématique du courant de la microhistoire, représenté par l’auteur et ses collègues du groupe Quaderni Storici. Ce courant historiographique donne sa place au « paradigme de l’indice », à l’individu banal, car « la singularité reconstruite prime sur la régularité décrite [2]». Nous sommes donc bien loin de l’histoire quantitative, dominante dès les années 50, insuffisante à elle seule pour donner une vision complète du monde d’autrefois.  Sous la plume de Carlo Ginzburg, Menocchio devient un personnage et nous découvrons à travers ses récits ce que pouvait alors être la culture populaire, curieux mélange des ouvrages en circulation et d’anciennes croyances médiévales. Culture moins étudiée par les historiens que celle des élites, car beaucoup plus difficile à reconstituer.

La microhistoire, parce qu’elle s’intéresse aux individus plus qu’aux groupes sociaux, réhabilite le récit et Carlo Ginzburg possède aussi ce talent d’écriture. Cela a grandement contribué au succès de l’ouvrage qui fut traduit en plus de vingt langues. Un livre à lire ou à relire.

Pour en savoir plus sur la microhistoire :

https://www.appy-histoire.fr/publications/465-la-micro-histoire-ou-le-paradigme-de-lindice

https://www.youtube.com/watch?v=FIFUjdxPk9s

Interview de Carlo Ginzburg :

https://www.youtube.com/watch?v=BriBOQuf8Ls   

Menocchio, le film (bande annonce) :

https://www.youtube.com/watch?v=1l09NL-df3Q

 

 

 

 



[1] Le fromage et les vers, Carlo Ginzburg, publié en 1976 et traduit en français en 1980

[2] Jean-Yves Grenier.

jeudi 22 septembre 2022

André Félix, curé à Mérindol

    Au XVIIe siècle Lourmarin et Mérindol sont les deux bastions du protestantisme provençal.

        À Mérindol, André Félix est déjà curé avant 1668. Jusqu’ à la révocation de l’édit de Nantes, il va faire preuve de beaucoup de zèle, malgré une population à majorité huguenote. Il doit à la fois galvaniser les quelques catholiques de sa paroisse et tenter d’y ramener les protestants. Pierre Motet, curé de Lourmarin, dans une situation quasi identique, évoquait ses difficultés dans un questionnaire posé par l’évêque Grimaldi : une vie modeste avec une portion congrue de 200 livres, un casuel réduit à presque rien du fait de la faible proportion de catholiques et des huguenots occupés à l’empêcher de faire le prône. Dans les villages très protestants de Provence comme Mérindol, les curés sont soutenus par leur hiérarchie ainsi que par la Société pour la propagation de la foi.[1]

        En 1668, André Félix participe au conseil de la communauté au titre de conseiller catholique, à côté de son frère Étienne, originaire de Mallemort. À Mérindol, en 1683, sur 150 maisons, 15 seraient occupées par des catholiques. Il n'en reste pas moins qu'en 1671, la Compagnie pour la Propagation de la Foi se plaint de sa non-résidence et décide d'en faire part à l'évêque de Cavaillon. Peyre, dans son Histoire de Mérindol, nous apprend que vers 1677, des plaintes à son sujet sont à nouveau adressées à l'évêque. Ceci expliquerait peut-être l’existence d’un dossier que j’ai eu en mains, intitulé "Pièces justifiant que le vicaire de Mérindol ne néglige rien en ce qui concerne les religionnaires ".  Il n’est pas daté précisément ; on sait seulement qu’il est postérieur à 1677. Les pièces qui le composent sont précédées d'une introduction signée par Félix lui-même, décrivant le contenu de chaque élément et mentionnant comme témoins de son zèle, le vicaire général de l'évêque et le chanoine Ribert. Félix s'adresse à l'évêque en ces termes à propos des habitants de Mérindol : [...] 

« lorsqu’ils ont vouleu plaider pour sçavoir s'ils pourront chanter leurs psaumes hors du temple, je l'ay supplié de ne leur accorder plus aucune des permissions qu'on a accoustumé de donner dans le diocèze. »

        La première pièce concerne la légitimité du ministre Théophile Poyet, dont Félix prouve qu'il s'y est intéressé et l'a vérifiée. Il s'appuie sur la déclaration interdisant aux ministres de prêcher hors de leur lieu de résidence. Par une sommation du 9 octobre 1666, il a demandé à Théophile Poyet les preuves de son droit d'exercice à Mérindol. En réponse, le ministre lui a exhibé l'article 24 du synode de Manosque de mars 1665 l’affectant à Mérindol.

        La deuxième pièce concerne l'année 1675 : elle relate l'interruption d'un prêche de Jean Bernard, ministre venu à Mérindol le 21 janvier 1674. Jean Bernard est un pasteur très talentueux et fort renommé dont l'historien catholique Achard a souligné les qualités intellectuelles en écrivant de lui « qu'une probité épurée, un caractère bienfaisant, une affabilité prévenante faisaient aimer Bernard par les catholiques mêmes ». Le récit est fait ici par Joachim Jury, viguier et lieutenant de juge catholique, à la demande de Félix avec qui il est allé interrompre la prédication. Il s'appuie toujours sur la déclaration de 1669 à propos de la résidence des ministres. Bernard était ministre de Manosque, et n'avait donc pas le droit de prêcher ailleurs. Avec trois autres personnes, Félix s'est donc rendu ce dimanche matin au temple, où il y avait "grand nombre de peuple", évalué dans sa note introductive à 1500 à 1600 individus. Ce chiffre semble d'abord excessif, surtout si nous considérons l'évaluation de 900 protestants pour 1682, et si nous pensons que Félix avait tout intérêt à amplifier les choses. Cependant, il faut tenir compte de l'exceptionnelle renommée du pasteur de Manosque, ainsi que de la rareté des lieux de culte en Provence en cette année 1674 ; autant de choses qui ne peuvent qu'attirer au prêche les protestants des alentours. L'intervention se passe sans heurt. Bernard obtempère et cesse sa prédication, alors qu'"il y eut un murmure parmi le peuple".

        La troisième pièce traite de l'affaire du synode de Mérindol tenu en septembre 1677, illustrée par 4 éléments.

- Félix, gardien de la légalité, a réclamé l'autorisation nécessaire à la tenue du synode ; le récit est fait par le ministre alors en place : Théophile Poyet. Cette autorisation, explique-t-il, se trouve chez Étienne de Chaussegros, seigneur de Mimet, député protestant au synode. Félix se fait insistant, "refusant de se contenter du prétendu extrait de l'ordonnance de Grignan, par maître Boer". Ce dernier est un notaire de Mérindol dont la qualité de protestant ne peut que susciter la méfiance du curé. Enfin, Félix profère une menace : révéler l'assemblée synodale du 18 septembre 1677 et la prédication du même jour faite par le pasteur Maurice, étranger à Mérindol, donc contrevenant à la loi. Poyet termine en répétant ce qu'il a déjà dit : la pièce réclamée se trouve chez le sieur de Mimet, commissaire protestant désigné par le comte de Grignan pour ce synode.

- À cela s'ajoute un récit fait par Étienne de Chaussegros. Il rend compte de la visite chez lui du curé Félix, de sa requête ainsi que des menaces, les mêmes qui avaient été adressées à Poyet. Suit une copie de cette permission, faite à Grignan le 9 septembre 1677, autorisant l'assemblée le 19 du même mois.

- Enfin est exhibé un extrait notarié prouvant la nomination d’Étienne Villet comme pasteur à Mérindol. C'est un document très éloquent sur la personnalité de ce ministre. Il connaît bien Félix et ses harcèlements incessants. Voulant éviter la tracasserie subie par Poyet en 1666, il fournit avant qu'on la lui demande, la justification de sa nomination en ce lieu : l'article 34 du synode de Mérindol de septembre 1677. Il le fait par le biais d'une sommation datée du 9 octobre 1677 avec exhibition de l'article, « ledit sieur Félix estant coustumé non seullement de fere observer les édits de Sa Majesté, mais même passer souvant outre avec tout rigueurs, sans nécessité ».

- La copie de cet article 34 forme le quatrième élément, et nomme Villet à Mérindol pour une année. Il est alors ministre et réside à Lourmarin. Aucune contribution n'est demandée aux habitants de Mérindol, ceux de Lourmarin continuant de pourvoir à son entretien.

            S'agissant de pièces justificatives probablement destinées à la hiérarchie ecclésiastique, se pose la question de leur fiabilité. Félix a pris le soin, et c'est bien compréhensible, de présenter des récits rédigés par d'autres personnes que lui : d'abord Joachim Jury, catholique, Étienne de Chaussegros, protestant, puis Théophile Poyet, pasteur de Mérindol. Le texte de Villet est un acte notarié. Il présente pour le curé un double intérêt : d'une part la citation le concernant est une bonne preuve de son zèle, d'autre part, l'attitude de Villet 11 ans après l'affaire de Poyet, est pour lui un exemple de la crainte qu'il a réussi à inspirer aux pasteurs. Que penser de l'attitude des protestants (Théophile Poyet et Étienne de Chaussegros) qui ont contribué à la démarche de Félix en fournissant des rapports écrits ? Avaient-ils vraiment le choix de refuser ?  Il est certain que non.

            Un enseignement plus large se dégage de tout cela. C'est l'ardeur antiprotestante qui anime le curé de Mérindol, confirmée par le témoignage d’Étienne Villet que nous pouvons considérer comme sincère. Faute de pouvoir convaincre les protestants, André Félix fait appliquer la loi au sens le plus strict. Cependant, il a fort à faire, car le groupe protestant de Mérindol se révèle solide et solidaire, n'ayant pas peur d'affronter et parfois de susciter des incidents. Parmi l'ensemble des curés que j’ai étudiés dans les villages de basse Provence occidentale, Félix est l’un des plus actifs. Les autres apparaissent de manière beaucoup plus effacée.

             Le clergé séculier de Provence se caractérise par un encadrement épiscopal solide, auxiliaire actif des intérêts royaux. Mérindol, phare du protestantisme provençal, voit converger les assauts de deux évêques, ceux d'un curé motivé, et la surveillance active d’une société de zélés catholiques. S’y ajoutent les efforts de bien d'autres, au nombre desquels un moine de Cadenet. Le Clergé régulier fut un autre acteur non négligeable dans la mission de reconquête que s'était fixée l'Église Catholique.

 

Pour en savoir plus :

Forcez-les d'entrer - Les abjurations des protestants de Basse Provence occidentale, 1661-1685, Françoise Appy

La frontière religieuse à Cadenet: 1598-1685, Françoise Appy



[1]Proche parente de la Compagnie du Saint Sacrement, la Société pour la propagation de la foi d’Aix, fondée entre 1652 et 1660 se définit ainsi : « … la Provence était encore remplie de quantités de religionnaires qui provignoient et s’estendoient même parfois. Cela fit concevoir de zélés catholiques de la province les premières pensées de surveiller dans la vigne du seigneur, pour empescher a ladvenir de pareilles entreprises. »

mardi 6 septembre 2022

Anéantir - Michel Houellebecq 2022

 


Parce qu’il décrit de manière extrêmement réaliste notre société et se plaît à nous plonger dans cette sinistrose ambiante, Houellebecq est admiré ou détesté. Il nous oblige à entrer dans le réel, et cela ne plaît pas à tout le monde. Il se dit lui-même « écrivain de la souffrance ordinaire ». En ce sens, il est égal à lui-même dans son dernier ouvrage Anéantir.

L’objet livre est magnifique et sobre, le contenu est à la hauteur du titre mais avec à mon sens un déséquilibre entre la première partie et la deuxième. Enfin, c’est ainsi que personnellement, je l’ai perçu. Un début très fort, dynamique, tous les éléments d’un bon thriller sont là : attentats en mer, messages vidéo truqués mettant en scène la décapitation d’un ministre, DGSI, un soupçon d'ésotérisme, tout cela dans les coulisses d’une campagne présidentielle. La lecture avance vite. Mais alors que l’on est dans l’expectative, voilà que l’homme de la souffrance ordinaire revient à sa nature profonde et alors l’intimité des personnages prend le pas sur l’intrigue, : on y trouve les passions tristes habituelles comme la mort, la maladie, la vieillesse, mais aussi les relations conjugales, la religion, le rapport au père, le tout narré dans une précision chirurgicale tout comme le cancer de la langue et de la mâchoire dont est finalement affecté le héros Paul Raison.

De cette lecture, je vous livre cette petite madeleine, tant elle colle au moment présent:   « Au fond, avait finalement dit Bruno à Paul, le président a une conviction politique, et une seule. Elle est exactement la même que celle de tous ses prédécesseurs et peut se résumer en une phrase : Je suis fait pour être président de la République. » Mais, c’est une fiction, toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait purement fortuite.

Le roman commence ainsi : « Certains lundis de la toute fin novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu’on est célibataire, on a la sensation d’être dans le couloir de la mort ». C'est bien de cela qu'il s'agit, Michel Houellebecq nous conduit dans ce couloir de 730 pages et sa plume nous incite à l'y suivre jusqu'au bout.

Il se termine ainsi : « Nous aurions eu besoin de merveilleux mensonges. »

 

dimanche 4 septembre 2022

La bienveillance à l'École, encore et toujours


Tout récemment j’ai surpris une conversation à propos de l’indispensable bienveillance des enseignants envers leurs élèves dans l’idée de projets réussis ! Et cela m’a ramené quelques années en arrière quand les éducrates ont découvert ce mot pour masquer les raisons véritables du naufrage éducatif : si les élèves échouent c’est en raison du manque de bienveillance de  leurs enseignants.

Vous trouverez ci-dessous ce que j’écrivais il y a 8 ans de cela ; c’est toujours d’actualité. J’aimerais simplement insister sur l’idée que si on doit placer cette vertu au cœur de l’enseignement, alors il faut qu’elle s’applique à tous les acteurs et non seulement aux enseignants : il faut aussi éduquer à la bienveillance les élèves (devoir des familles), les parents d’élèves puisque désormais ils sont entrés pleinement dans les écoles, et, enfin et surtout, la hiérarchie, qui elle aussi a de grands progrès à faire en la matière.


🔎🔎🔎


Depuis quelques temps, on ne parle plus que de cela dans le microcosme éducatif. L’école en général, et les enseignants en particulier, doivent faire montre de bienveillance envers les élèves.

Déjà, le rapport de concertation sur la refondation de l’été 2012 y faisait largement allusion. Lorsque vous faites une recherche sur le portail officiel Eduscol, la bienveillance est partout, vous y trouvez pêle-mêle : 

le guide de l’école bienveillante, la bienveillance par l’innovation, l’évaluation bienveillante, l’aide personnalisée bienveillante, la coopération bienveillante, la prise en charge inter-catégorielle différenciée et bienveillante, le travail collaboratif et bienveillant, la classe comme lieu de bienveillance et de construction des connaissances, la communication bienveillante, la parole vraie d’intention bienveillante, le climat bienveillant, l’esprit de bienveillance, l’écoute bienveillante, l’équipe bienveillante, la prise en charge bienveillante, la curiosité bienveillante, la « culture » de bienveillance, la férule bienveillante (il fallait oser !), la posture bienveillante, l’autorité bienveillante, l’accueil bienveillant, le regard bienveillant, la houlette bienveillante. 

J’arrête là cet inventaire, il y en a tout autant sur Edusphère. Le lecteur avisé aura compris que l’école du futur sera bienveillante ou ne sera pas. Nous assistons en direct à la naissance d’un courant pédagogique nommé « bienveillantisme ».

En filigrane, cette lourde insistance illustre un reproche à l’endroit des enseignants, qui de toute évidence manquent cruellement de cette vertu cardinale, devenue à la mode. Que celui qui a des oreilles entende : les professeurs seraient d’abominables autocrates, dépourvus d’empathie, sévères, injustes, cruels, se complaisant à rabaisser leurs élèves, les accablant de mauvaises notes non méritées, se moquant d’eux à l’envi… L’impopularité avérée des enseignants dans la société n’avait vraiment pas besoin de ce nouveau coup.

"Disposition généreuse à l’égard de l’humanité." C’est ainsi que l’on définit le mot bienveillance. Il s’agit donc d’une qualité humaine louable. Il n’est pas question ici d’affirmer que cette vertu n’a pas sa place dans l’enseignement. Il s’agit simplement de dénoncer la mise en avant unique de cette vertu humaniste comme solution nouvelle aux résultats catastrophiques de l’école française et l’utilisation d’un raisonnement une fois de plus fallacieux que l’on pourrait résumer ainsi : l’absence de résultats à l’école trouve son origine dans le manque de bienveillance des enseignants ; si les élèves échouent c’est car leurs enseignants sont mal disposés envers eux, leur octroient de mauvaises notes, les moquent, les rabaissent. C’est une contre-vérité énorme et dangereuse car elle plaît à l’opinion. Faute de vouloir se pencher honnêtement sur les raisons de l’échec de l’école (les méthodes pédagogiques inefficaces), les éducrates font d’une pierre deux coups : ils se dédouanent de toute responsabilité (les enseignants sont malveillants) tout en restant dans leur champ idéologique qui consiste à occulter le réel. Par exemple, supprimons les notes ou les évaluations négatives : l’institution est ravie car les statistiques internes vont monter, tout en s’octroyant les lauriers de l’humanisme. On pourra nous dire dans quelques temps : vous voyez, depuis que l’école est devenue bienveillante (bonnes notes à tout le monde) les résultats ont grimpé. Restera tout de même l’épineuse question des comparaisons internationales ; une solution à mon sens porteuse serait de ne plus y participer.

Mais puisque la question de la bienveillance est à l’ordre du jour, saisissons l'opportunité pour dépasser les poncifs ci-dessus parés d’un humanisme de pacotille ; il est vrai que la bienveillance manque cruellement dans l’Éducation Nationale mais pas de la façon que l’on nous décrit. 

Considérons les enseignants: ils sont le niveau zéro de la hiérarchie de cette usine à gaz, considérés comme de vils exécutants et qui pourtant tout au long des réformes qui disent la doxa, continuent contre vents et marées à tenir les classes, les élèves, leurs parents. Qui, chaque jour doivent affronter solitude, désarroi, agressions, découragement, manque de moyens devant des classes de plus en plus difficiles, des parents d’élèves de plus en plus intrusifs. Tout cela pour une reconnaissance sociale nulle et un salaire se réduisant comme peau de chagrin, parmi les plus bas en Europe. Où est la bienveillance dans cela ?

Considérons les élèves. Notre système est malveillant envers eux, on en raison de la méchanceté des enseignants, mais simplement parce que l’école ne parvient pas à les instruire tous. Notre système est malveillant enversles élèves parce qu’il ne leur permet pas de bénéficier de méthodes pédagogiques efficaces. Notre système est malveillant envers les élèves issus de classes sociales défavorisées car il ne les laisse de côté et refuse de prendre en compte les quantités de données probantes qui permettraient à leurs enseignants de les faire réussir. 

Non, la bienveillance ne consiste pas à faire croire aux élèves et à leurs parents qu’ils ont réussi quand c’est faux. Elle consiste à les faire véritablement réussir. Cela impliquerait une véritable et profonde remise en question des méthodes pédagogiques officielles, ainsi que le choix audacieux de s’appuyer sur les données probantes, plutôt que sur des considérations idéologiques devenues aujourd'hui obsolètes.

Oui, je suis d’accord pour parler de bienveillance à l’école, mais honnêtement et sans se voiler la face. L’école échoue depuis des années mais ce n’est pas à cause des enseignants. Elle échoue à instruire les élèves car elle échoue à former des enseignants efficaces et à leur donner les moyens de travailler correctement. L’enseignant est sans cesse culpabilisé, infantilisé et accusé de tous les maux ; il serait temps que les véritables décideurs assument enfin leurs responsabilités, et s’ils sont véritablement convaincus du rôle de l’école publique dans la société, prennent enfin des décisions allant dans le bon sens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

vendredi 2 septembre 2022

L'exil de la communauté protestante du Luc

Ce texte est la version longue d’un article publié dans La Valmasque , Mémoires d’exil.(1)

La communauté protestante du Luc est mal connue en raison de la rareté documentaire. Néanmoins, grâce au registre du pasteur Bouer (2), tenu entre 1670 et 1679, aux abjurations, et autres informations généalogiques, nous pouvons en apercevoir les contours. Les protestants qui la composent viennent essentiellement du Luc ou de Solliès, mais aussi d’Antibes, Grasse, Tourrettes-sur-Loup (3).

Au XVIe siècle, dès les premières persécutions, notamment celle de la Saint-Barthélemy, Genève cette Rome protestante devient terre d’accueil pour les huguenots français. Eugène Arnaud (4) en a répertorié les habitants, individus autorisés à s’installer dans la ville « seulement pour le désir qu’ils ont de vivre selon la sainte religion évangélique ici purement annoncée. » Le livre des habitants laisse apparaître 47 protestants de Provence orientale entre 1551 et 1586, parmi lesquels deux ont le statut de bourgeois. Ils viennent de Grasse, du Luc, de Draguignan, de Tourves, d’Antibes, de Tourrettes, de Hyères, de Bargemon, de Brignoles, de Solliès, du Val, de Figuières, de Grimaud, de Cuers, de Saint-Maximin, de Bargème, de Roquebrune.

Liste des bourgeois reçus à Genève :

Liste des habitants reçus à Genève :


La fuite des protestants que l’on a appelée le grand refuge, consécutive à l’édit de Fontainebleau (5), est connue grâce à la base de données du Refuge (6). Chaque personne assistée fait l’objet d’une notice indiquant son identité, la somme reçue, parfois la destination et d’autres informations. Parfois l’individu est accompagné d’un groupe, sans que soit spécifiées les identités des membres. Pour la communauté du Luc, ces groupes représentent une soixantaine de personnes. Il est fréquent que les fugitifs soient assistés plusieurs fois, dans des lieux différents ou dans le même lieu. Tout cela rend le comptage très compliqué. J’estime le nombre des fugitifs à plus ou moins 90 individus, auxquels il faut ajouter les huit mentionnés par Eugène Arnaud, secourus à Genève par la Bourse française. 65 notices concernent des protestants de la communauté du Luc entre 1686 et 1692. Le pic du mouvement se situe entre 1686 et 1688, avec un total de 115 passages individuels.

Les villes étapes sont, dans l’ordre de fréquentation, Francfort sur le Main (29 notices), Schaffhouse (16 notices), Genève (10 notices), Neuchâtel (7 notices) et La Neuveville (7) (3 notices). Francfort sur le Main, est un passage très fréquenté. Comme indiqué plus haut, cette cité impériale luthérienne, était une étape plus qu’un lieu ; les arrivants y étaient assistés et soignés par l’Église de France de Francfort puis partaient pour d’autres destinations.

Liste des réfugiés identifiés nominativement (8) :



Liste des réfugiés secourus par la Bourse française selon E. Arnaud :

·         Charles Meissonnier

·         Judith Segond

·         Catherine Sarrasin, veuve de Guillaume Cavally

·         Veuve Rancurel

·         Guillaume Bœuf 

·         Marc Isnard 

·         Paul Honoré·         Honoré Belissin

·         Joseph Bouer, frère du pasteur du Luc

·         Joseph Bouer, fils du précédent

·         Scipion Brun de Castellane, seigneur de Caille, veuf de Judith de Legouche

·         les demoiselles de Plauchut

·         Segond

·         Henri Vitalis.

Tout fugitif désirant être accueilli dans une Église du refuge doit montrer l’attestation d’un pasteur, afin de prouver son engagement dans la foi réformée. Sans quoi, il devra faire examiner ses connaissances religieuses. Ainsi, nous apprenons que Jacques Falet « étant malheureusement tombé, a rendu gloire à Dieu à Zurich » ; cela signifie qu’après avoir abjuré, il est revenu vers sa foi d’origine, alors qu’il faisait étape à Zurich. Il en est de même pour Jacob Buisson, muni d’un témoignage « par lequel il paraît qu'il a succombé à la tentation des persécutions, n'ayant encore fait réparation mais promis à M. Richier de le faire quand il trouverait l'occasion et un lieu propre à cela. » Les fugitifs apparaissent parfois en groupes pouvant aller jusqu’à 24 personnes, comme celui de Jacques Falet, lequel reçoit 55 florins pour l’ensemble. Il est fort probable que ces personnes voyageaient ensemble et étaient issues des mêmes lieux d’origine.

Les destinations ne sont pas toujours indiquées : sur 25 mentions, 18 concernent la Hollande, 4 la Suisse et une le Brandebourg. Mais elles peuvent changer au gré des vicissitudes du voyage. Suivons le parcours de Jean Isnard et sa femme, Susanne Rue, leurs enfants, Jean, Gabriel et Catherine. Ils viennent de Coursegoules (9) et fuient en compagnie de 12 personnes, « tous sortis de France à cause de la persécution ». Après être passés par Zurich, ils arrivent à Francfort le 26 juin 1686, afin de gagner la Hollande. Après quoi, ils se rendent en Hesse. Deux mois plus tard, Susanne est à nouveau à Francfort avec son fils aîné Gabriel, chirurgien, celui-ci étant « fort malade et incommodé », ils disent vouloir aller en Suisse, et détiennent le témoignage d’un pasteur. Le père est mentionné absent. Mais on le trouve à nouveau avec sa femme, son fils Jean et sa fille Catherine à Francfort le 2 mars 1687, où ils sont à nouveau assistés, aspirant toujours à regagner la Suisse ; il n’y a plus de trace de Gabriel. Le 7 novembre 1692, ils sont à nouveau assistés à Francfort, et cette fois-ci désirent se rendre en Hollande. Ils y sont bien arrivés ; leur présence est attestée en 1696 par un document notarié.


La Hollande n’est bien souvent qu’une étape pour l’installation en Afrique du Sud. La colonie du Cap, exploitée par la compagnie néerlandaise des Indes orientales (10) est une escale sur la route des Indes. Celle-ci fait appel aux huguenots dans un souci d’aide à des coreligionnaires persécutés mais aussi pour exploiter les terres fournissant les denrées pour les voyages. Les cultures de la vigne ont jusqu’alors échoué. Le voyage est long et pénible. Il est gratuit à condition de s’engager pour un séjour d’au moins 5 ans. Les huguenots reçoivent à l’arrivée autant de terres qu’ils peuvent en cultiver avec les outils et semences nécessaires. On les installe au nord-est du Cap en un lieu qui deviendra Franschhoek, ou le coin des Français. Il y avait d’abord un long travail de défrichement, et les promesses d’aide matérielles ne furent pas toujours honorées.

Deux familles, du Luc et de Solliès sont parties pour Le Cap. Les Tireblanque (11) et les Amiel, deux patronymes que l’on trouve encore aujourd’hui en Afrique du Sud.(12)


Etienne Tireblanque, né en 1670, est le fils de Louis, tisseur à toile de Solliès et de Catherine Meissonnier. Il abjure avec son frère Pierre à Solliès en 1685, alors que son père est déjà mort. Il a alors 15 ans. On ignore le chemin qu’il a emprunté ainsi que le navire qui l’a conduit au Cap. Sa présence est attestée en 1701 quand son nom apparaît, après une escarmouche avec des pilleurs Khoikhoi (13), à Land van Waveren (14). Au tout début de son installation, il travaille avec d’autres exploitants. Le rôle des taxes de 1705 le décrit comme un petit fermier associé à un certain Joubert, sans doute Jacob, fils de Pierre. Ils possédaient quatre chevaux, dix têtes de bétail, quelques vignes et ils s’essayaient aux céréales. Après quelques années, Étienne change d’associé et travaille alors avec Jean Imbert, un Nîmois qui venait de vendre sa ferme Languedoc, à Drakenstein.

Le 3 décembre 1713, il épouse Marthe Catherine Le Fèvre, à Stellenbosch. Elle est issue d’une famille originaire de Fleurbaix en Artois, venue au Cap en 1683. Elle a 29 ans, elle est veuve de Jacques Pinard. Étienne devient le beau-père des six enfants de Marthe, mais aussi le propriétaire de plusieurs fermes à Drakenstein, Geelblomsvlei, Hartebeestkraal et Lustigaan. Dans les huit années suivantes, le couple a deux fils, Stephanus et Pieter et deux filles, Geertruy et Martha. Mais les activités tournent mal, à tel point qu’en 1725, Étienne doit demander un prêt et vendre sa ferme principale, celle de Lustigaan, à Louis Le Riche. En 1731, il a cessé ses activités, selon le rôle des taxes. Deux de ses beaux-fils, Jan et Salomon Pienaar, deviennent éleveurs et rejoignent le mouvement migratoire des trekboers (15) vers l’intérieur des terres. Étienne mourra en 1738. Pieter, son fils né en 1721, perpétuera le patronyme en se mariant avec Pétronelle Stevens ; le couple aura six enfants : Stephanus, Pieter, Maria Martha, Martha, Johannes Gerhardus, Salomon.

La présence de la famille Amiel au Cap est, elle, directement attestée par la liste de passagers du navire qui les y a conduits. Il s’agit du Wapen van Alkmaar, un bateau de type Pina construit en 1671 pour la Chambre de Zélande. Il partit de Texel, au nord du pays, le 27 juillet 1688 pour arriver à destination six mois plus tard, le 27 janvier 1689.

Mathieu Amiel, est le fils de Jean, cardeur à laine du Luc et d’Isabeau Gras. Il se marie à Susanne Aubanel, le 20 février 1679, au Luc. Ils ont eu au moins deux enfants. Susanne abjure le 13 novembre 1685, au Luc mais il n’y a pas trace de celle de Mathieu. Puis ils décident de quitter le pays et se trouvent à Neuchâtel, le 15 novembre 1687, où ils sont assistés avec leurs deux enfants. Ils continuent vers Schaffhouse, où ils arrivent le 26 novembre et reçoivent 5 florins, 24 kreuzer. Ils sont à Francfort le 13 avril 1688, où ils reçoivent, pour eux trois, une aide de 2 florins, 8 albus et disent être en transit pour la Hollande. De toute évidence, l’un des deux enfants est mort. Le 20 juin 1688, Mathieu fait partie de l’Église d’Amsterdam. Ils arrivent au Cap le 27 janvier 1689. Susanne meurt en 1689, peut-être lors de la traversée ou juste après son arrivée. En 1689, il se remarie avec Jeanne Mille. Cette Lourmarinoise née vers 1646 a eu un parcours particulièrement difficile. Quand elle arrive au Cap, elle est veuve de son deuxième époux, André Rey, qu’elle a épousé en 1681. Il n’y a pas de trace de l’abjuration du couple. Ils partent au Refuge en compagnie de leurs deux enfants. Ils sont à Genève le 15 septembre 1687, puis à Morge ; le 30 septembre, nous les trouvons à Schaffhouse.  Enfin, ils apparaissent à Francfort le 31 octobre 1687, en partance pour la Hollande avec les deux enfants. Malheureusement, le voyage, pour André, s’arrêtera là, il meurt avant le départ. Jeanne et ses deux fils s’embarquent seuls, probablement sur le Wapen Van Alkmaar. Outre les conditions matérielles du voyage, elle doit alors affronter le décès de son fils Jacques pendant la traversée. Son remariage immédiat peut nous surprendre aujourd’hui, mais on imagine facilement sa solitude, sa fragilité matérielle et émotionnelle après un parcours aussi pénible. Mieux valait être mariée pour affronter l’installation dans cette terre étrangère.  

Les arrivants recevaient des lots de terre à Drakenstein, un quartier du Cap, près de la rivière Berg. N’étant pas satisfaits de la qualité de la terre, ils firent une réclamation auprès du gouverneur et en 1694 on leur octroya d’autres terres, dans le quartier d’Oliphantshoek. Mathieu Amiel faisait partie de ces nouveaux propriétaires, sa ferme s’appellera Terre du Luc (16).Entre 1690 et 1715, Mathieu apparaît régulièrement dans les recensements des colons d’abord avec un compagnon, Antoine Martin, puis avec sa femme (17), dans le district de Drakenstein. À partir de 1695, il apparaît avec deux enfants, puis avec cinq en 1698. En 1702, il est dans le district de Stellenboch puis à nouveau dans celui de Drakenstein. Son fils François apparaît avec lui de 1711 à 1713. En 1696, Mathieu va apporter son aide à des colons en délicatesse avec la compagnie. Celle-ci interdisait aux colons de faire du troc avec les Khoikoi afin de garder le monopole des échanges commerciaux. Mais beaucoup d’entre eux, l’ignorant ou pas, s’engageaient dans ce commerce illégal. Matthieu Amiel, alors installé à la ferme du Luc à Oliphantshoek, aide les fermiers impliqués, en leur offrant le gîte pour la nuit et en leur servant de guide pour la traversée des montagnes, en échange de quelque bétail. En 1706, Matthieu manifeste son soutien à Wilhem William Adriaen van der Stel, gouverneur de la colonie, alors contesté pour son comportement arrogant et autocratique. Mathieu mourra en 1719 et Jeanne MILLE le 17 mars 1730.


Les itinéraires exacts de ces exilés pour la foi sont difficiles à reconstituer avec précision, en particulier quand il s’agit de personnes de condition modeste. Néanmoins, on  peut retenir sans se tromper, des bouleversements souvent douloureux causés par un exil qui les a conduits parfois très loin de leur terre natale. Ils ont vécu une traversée du désert qu’ils n’avaient probablement pas imaginée lorsqu’ils ont pris la décision de quitter le royaume de France. Épuisement physique, maladies, perte de proches, péril des traversées maritimes sont autant d’obstacles qu’ils ont franchis grâce à une grande solidarité entre eux et une ressource inépuisable : leur foi. Enfin, ils allaient pouvaient la pratiquer et l’afficher sans crainte aucune. Cette phrase de Martin Luther dit en quelques mots l’essence de ce que fut ce voyage obligé : « Lorsqu'arrive ce que nous ne voulons pas, alors arrive ce qu'il y a de meilleur pour nous. »