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vendredi 2 septembre 2022

L'exil de la communauté protestante du Luc

Ce texte est la version longue d’un article publié dans La Valmasque , Mémoires d’exil.(1)

La communauté protestante du Luc est mal connue en raison de la rareté documentaire. Néanmoins, grâce au registre du pasteur Bouer (2), tenu entre 1670 et 1679, aux abjurations, et autres informations généalogiques, nous pouvons en apercevoir les contours. Les protestants qui la composent viennent essentiellement du Luc ou de Solliès, mais aussi d’Antibes, Grasse, Tourrettes-sur-Loup (3).

Au XVIe siècle, dès les premières persécutions, notamment celle de la Saint-Barthélemy, Genève cette Rome protestante devient terre d’accueil pour les huguenots français. Eugène Arnaud (4) en a répertorié les habitants, individus autorisés à s’installer dans la ville « seulement pour le désir qu’ils ont de vivre selon la sainte religion évangélique ici purement annoncée. » Le livre des habitants laisse apparaître 47 protestants de Provence orientale entre 1551 et 1586, parmi lesquels deux ont le statut de bourgeois. Ils viennent de Grasse, du Luc, de Draguignan, de Tourves, d’Antibes, de Tourrettes, de Hyères, de Bargemon, de Brignoles, de Solliès, du Val, de Figuières, de Grimaud, de Cuers, de Saint-Maximin, de Bargème, de Roquebrune.

Liste des bourgeois reçus à Genève :

Liste des habitants reçus à Genève :


La fuite des protestants que l’on a appelée le grand refuge, consécutive à l’édit de Fontainebleau (5), est connue grâce à la base de données du Refuge (6). Chaque personne assistée fait l’objet d’une notice indiquant son identité, la somme reçue, parfois la destination et d’autres informations. Parfois l’individu est accompagné d’un groupe, sans que soit spécifiées les identités des membres. Pour la communauté du Luc, ces groupes représentent une soixantaine de personnes. Il est fréquent que les fugitifs soient assistés plusieurs fois, dans des lieux différents ou dans le même lieu. Tout cela rend le comptage très compliqué. J’estime le nombre des fugitifs à plus ou moins 90 individus, auxquels il faut ajouter les huit mentionnés par Eugène Arnaud, secourus à Genève par la Bourse française. 65 notices concernent des protestants de la communauté du Luc entre 1686 et 1692. Le pic du mouvement se situe entre 1686 et 1688, avec un total de 115 passages individuels.

Les villes étapes sont, dans l’ordre de fréquentation, Francfort sur le Main (29 notices), Schaffhouse (16 notices), Genève (10 notices), Neuchâtel (7 notices) et La Neuveville (7) (3 notices). Francfort sur le Main, est un passage très fréquenté. Comme indiqué plus haut, cette cité impériale luthérienne, était une étape plus qu’un lieu ; les arrivants y étaient assistés et soignés par l’Église de France de Francfort puis partaient pour d’autres destinations.

Liste des réfugiés identifiés nominativement (8) :



Liste des réfugiés secourus par la Bourse française selon E. Arnaud :

·         Charles Meissonnier

·         Judith Segond

·         Catherine Sarrasin, veuve de Guillaume Cavally

·         Veuve Rancurel

·         Guillaume Bœuf 

·         Marc Isnard 

·         Paul Honoré·         Honoré Belissin

·         Joseph Bouer, frère du pasteur du Luc

·         Joseph Bouer, fils du précédent

·         Scipion Brun de Castellane, seigneur de Caille, veuf de Judith de Legouche

·         les demoiselles de Plauchut

·         Segond

·         Henri Vitalis.

Tout fugitif désirant être accueilli dans une Église du refuge doit montrer l’attestation d’un pasteur, afin de prouver son engagement dans la foi réformée. Sans quoi, il devra faire examiner ses connaissances religieuses. Ainsi, nous apprenons que Jacques Falet « étant malheureusement tombé, a rendu gloire à Dieu à Zurich » ; cela signifie qu’après avoir abjuré, il est revenu vers sa foi d’origine, alors qu’il faisait étape à Zurich. Il en est de même pour Jacob Buisson, muni d’un témoignage « par lequel il paraît qu'il a succombé à la tentation des persécutions, n'ayant encore fait réparation mais promis à M. Richier de le faire quand il trouverait l'occasion et un lieu propre à cela. » Les fugitifs apparaissent parfois en groupes pouvant aller jusqu’à 24 personnes, comme celui de Jacques Falet, lequel reçoit 55 florins pour l’ensemble. Il est fort probable que ces personnes voyageaient ensemble et étaient issues des mêmes lieux d’origine.

Les destinations ne sont pas toujours indiquées : sur 25 mentions, 18 concernent la Hollande, 4 la Suisse et une le Brandebourg. Mais elles peuvent changer au gré des vicissitudes du voyage. Suivons le parcours de Jean Isnard et sa femme, Susanne Rue, leurs enfants, Jean, Gabriel et Catherine. Ils viennent de Coursegoules (9) et fuient en compagnie de 12 personnes, « tous sortis de France à cause de la persécution ». Après être passés par Zurich, ils arrivent à Francfort le 26 juin 1686, afin de gagner la Hollande. Après quoi, ils se rendent en Hesse. Deux mois plus tard, Susanne est à nouveau à Francfort avec son fils aîné Gabriel, chirurgien, celui-ci étant « fort malade et incommodé », ils disent vouloir aller en Suisse, et détiennent le témoignage d’un pasteur. Le père est mentionné absent. Mais on le trouve à nouveau avec sa femme, son fils Jean et sa fille Catherine à Francfort le 2 mars 1687, où ils sont à nouveau assistés, aspirant toujours à regagner la Suisse ; il n’y a plus de trace de Gabriel. Le 7 novembre 1692, ils sont à nouveau assistés à Francfort, et cette fois-ci désirent se rendre en Hollande. Ils y sont bien arrivés ; leur présence est attestée en 1696 par un document notarié.


La Hollande n’est bien souvent qu’une étape pour l’installation en Afrique du Sud. La colonie du Cap, exploitée par la compagnie néerlandaise des Indes orientales (10) est une escale sur la route des Indes. Celle-ci fait appel aux huguenots dans un souci d’aide à des coreligionnaires persécutés mais aussi pour exploiter les terres fournissant les denrées pour les voyages. Les cultures de la vigne ont jusqu’alors échoué. Le voyage est long et pénible. Il est gratuit à condition de s’engager pour un séjour d’au moins 5 ans. Les huguenots reçoivent à l’arrivée autant de terres qu’ils peuvent en cultiver avec les outils et semences nécessaires. On les installe au nord-est du Cap en un lieu qui deviendra Franschhoek, ou le coin des Français. Il y avait d’abord un long travail de défrichement, et les promesses d’aide matérielles ne furent pas toujours honorées.

Deux familles, du Luc et de Solliès sont parties pour Le Cap. Les Tireblanque (11) et les Amiel, deux patronymes que l’on trouve encore aujourd’hui en Afrique du Sud.(12)


Etienne Tireblanque, né en 1670, est le fils de Louis, tisseur à toile de Solliès et de Catherine Meissonnier. Il abjure avec son frère Pierre à Solliès en 1685, alors que son père est déjà mort. Il a alors 15 ans. On ignore le chemin qu’il a emprunté ainsi que le navire qui l’a conduit au Cap. Sa présence est attestée en 1701 quand son nom apparaît, après une escarmouche avec des pilleurs Khoikhoi (13), à Land van Waveren (14). Au tout début de son installation, il travaille avec d’autres exploitants. Le rôle des taxes de 1705 le décrit comme un petit fermier associé à un certain Joubert, sans doute Jacob, fils de Pierre. Ils possédaient quatre chevaux, dix têtes de bétail, quelques vignes et ils s’essayaient aux céréales. Après quelques années, Étienne change d’associé et travaille alors avec Jean Imbert, un Nîmois qui venait de vendre sa ferme Languedoc, à Drakenstein.

Le 3 décembre 1713, il épouse Marthe Catherine Le Fèvre, à Stellenbosch. Elle est issue d’une famille originaire de Fleurbaix en Artois, venue au Cap en 1683. Elle a 29 ans, elle est veuve de Jacques Pinard. Étienne devient le beau-père des six enfants de Marthe, mais aussi le propriétaire de plusieurs fermes à Drakenstein, Geelblomsvlei, Hartebeestkraal et Lustigaan. Dans les huit années suivantes, le couple a deux fils, Stephanus et Pieter et deux filles, Geertruy et Martha. Mais les activités tournent mal, à tel point qu’en 1725, Étienne doit demander un prêt et vendre sa ferme principale, celle de Lustigaan, à Louis Le Riche. En 1731, il a cessé ses activités, selon le rôle des taxes. Deux de ses beaux-fils, Jan et Salomon Pienaar, deviennent éleveurs et rejoignent le mouvement migratoire des trekboers (15) vers l’intérieur des terres. Étienne mourra en 1738. Pieter, son fils né en 1721, perpétuera le patronyme en se mariant avec Pétronelle Stevens ; le couple aura six enfants : Stephanus, Pieter, Maria Martha, Martha, Johannes Gerhardus, Salomon.

La présence de la famille Amiel au Cap est, elle, directement attestée par la liste de passagers du navire qui les y a conduits. Il s’agit du Wapen van Alkmaar, un bateau de type Pina construit en 1671 pour la Chambre de Zélande. Il partit de Texel, au nord du pays, le 27 juillet 1688 pour arriver à destination six mois plus tard, le 27 janvier 1689.

Mathieu Amiel, est le fils de Jean, cardeur à laine du Luc et d’Isabeau Gras. Il se marie à Susanne Aubanel, le 20 février 1679, au Luc. Ils ont eu au moins deux enfants. Susanne abjure le 13 novembre 1685, au Luc mais il n’y a pas trace de celle de Mathieu. Puis ils décident de quitter le pays et se trouvent à Neuchâtel, le 15 novembre 1687, où ils sont assistés avec leurs deux enfants. Ils continuent vers Schaffhouse, où ils arrivent le 26 novembre et reçoivent 5 florins, 24 kreuzer. Ils sont à Francfort le 13 avril 1688, où ils reçoivent, pour eux trois, une aide de 2 florins, 8 albus et disent être en transit pour la Hollande. De toute évidence, l’un des deux enfants est mort. Le 20 juin 1688, Mathieu fait partie de l’Église d’Amsterdam. Ils arrivent au Cap le 27 janvier 1689. Susanne meurt en 1689, peut-être lors de la traversée ou juste après son arrivée. En 1689, il se remarie avec Jeanne Mille. Cette Lourmarinoise née vers 1646 a eu un parcours particulièrement difficile. Quand elle arrive au Cap, elle est veuve de son deuxième époux, André Rey, qu’elle a épousé en 1681. Il n’y a pas de trace de l’abjuration du couple. Ils partent au Refuge en compagnie de leurs deux enfants. Ils sont à Genève le 15 septembre 1687, puis à Morge ; le 30 septembre, nous les trouvons à Schaffhouse.  Enfin, ils apparaissent à Francfort le 31 octobre 1687, en partance pour la Hollande avec les deux enfants. Malheureusement, le voyage, pour André, s’arrêtera là, il meurt avant le départ. Jeanne et ses deux fils s’embarquent seuls, probablement sur le Wapen Van Alkmaar. Outre les conditions matérielles du voyage, elle doit alors affronter le décès de son fils Jacques pendant la traversée. Son remariage immédiat peut nous surprendre aujourd’hui, mais on imagine facilement sa solitude, sa fragilité matérielle et émotionnelle après un parcours aussi pénible. Mieux valait être mariée pour affronter l’installation dans cette terre étrangère.  

Les arrivants recevaient des lots de terre à Drakenstein, un quartier du Cap, près de la rivière Berg. N’étant pas satisfaits de la qualité de la terre, ils firent une réclamation auprès du gouverneur et en 1694 on leur octroya d’autres terres, dans le quartier d’Oliphantshoek. Mathieu Amiel faisait partie de ces nouveaux propriétaires, sa ferme s’appellera Terre du Luc (16).Entre 1690 et 1715, Mathieu apparaît régulièrement dans les recensements des colons d’abord avec un compagnon, Antoine Martin, puis avec sa femme (17), dans le district de Drakenstein. À partir de 1695, il apparaît avec deux enfants, puis avec cinq en 1698. En 1702, il est dans le district de Stellenboch puis à nouveau dans celui de Drakenstein. Son fils François apparaît avec lui de 1711 à 1713. En 1696, Mathieu va apporter son aide à des colons en délicatesse avec la compagnie. Celle-ci interdisait aux colons de faire du troc avec les Khoikoi afin de garder le monopole des échanges commerciaux. Mais beaucoup d’entre eux, l’ignorant ou pas, s’engageaient dans ce commerce illégal. Matthieu Amiel, alors installé à la ferme du Luc à Oliphantshoek, aide les fermiers impliqués, en leur offrant le gîte pour la nuit et en leur servant de guide pour la traversée des montagnes, en échange de quelque bétail. En 1706, Matthieu manifeste son soutien à Wilhem William Adriaen van der Stel, gouverneur de la colonie, alors contesté pour son comportement arrogant et autocratique. Mathieu mourra en 1719 et Jeanne MILLE le 17 mars 1730.


Les itinéraires exacts de ces exilés pour la foi sont difficiles à reconstituer avec précision, en particulier quand il s’agit de personnes de condition modeste. Néanmoins, on  peut retenir sans se tromper, des bouleversements souvent douloureux causés par un exil qui les a conduits parfois très loin de leur terre natale. Ils ont vécu une traversée du désert qu’ils n’avaient probablement pas imaginée lorsqu’ils ont pris la décision de quitter le royaume de France. Épuisement physique, maladies, perte de proches, péril des traversées maritimes sont autant d’obstacles qu’ils ont franchis grâce à une grande solidarité entre eux et une ressource inépuisable : leur foi. Enfin, ils allaient pouvaient la pratiquer et l’afficher sans crainte aucune. Cette phrase de Martin Luther dit en quelques mots l’essence de ce que fut ce voyage obligé : « Lorsqu'arrive ce que nous ne voulons pas, alors arrive ce qu'il y a de meilleur pour nous. »












jeudi 1 septembre 2022

Le départ au Refuge

Texte introductif publié dans  La Valmasque , Mémoires d’exil.[1]

 

Tout comme la Saint-Barthélemy, les dragonnades ou la guerre des Cévennes, le Refuge occupe une place de choix dans l’inconscient collectif protestant. Un épisode dont on se plaît à retenir les aspects positifs comme la ferveur des exilés, l’accueil généreux des pays protestants, les destinées prospères dans ces pays. Mais derrière cette réalité s’en est cachée une autre : des conditions de voyage difficiles, la peur d’être pris, le choc culturel dans le pays d’accueil, les retours en France avec toutes les conséquences imaginables. Le terme Refuge s’est vite imposé pour ce qui a constitué la première grande migration européenne pour cause de liberté de conscience. On désigne aussi par ce terme l’ensemble des pays d’accueil.

En 1598, mettant un terme aux guerres de religion, le régime de l’édit de Nantes fait de la France un pays novateur, en ce sens qu’il permet juridiquement la coexistence de deux religions, alors que partout ailleurs les sujets suivent la religion du prince selon le principe cujus regio ejus religio .

Si le Refuge est en général associé à la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau du 17 octobre 1685, il ne faut pas oublier que l’exil a commencé bien avant : on parle alors du « premier Refuge », consécutif aux massacres de la Saint-Barthélemy. Les destinations étaient alors Genève, l’Angleterre ou les Provinces Unies. Tout au long du XVIe siècle, la fuite hors du royaume a été une préoccupation pour le pouvoir. L’édit de Nantes dans son article 70, à la suite de deux édits précédents, désire faciliter le retour de ces exilés protestants : il stipule que, même nés à l’étranger, ils sont toujours sujets du roi de France et n’auront aucune formalité à remplir s’ils reviennent dans un laps de temps de 10 ans.

La situation des protestants en France s’aggrave en 1661, à partir du règne personnel de Louis XIV. Dans ses mémoires, le roi écrit ceci à propos de cette année-là : « Quant à ce grand nombre de mes sujets de la Religion Prétendue Réformée, qui étaient un mal que j’avais toujours regardé, et que je regarde toujours avec beaucoup de douleur, je formai dès lors le plan de toute ma conduite avec eux… ». En collaboration avec l’Église catholique, il va faire feu de tout bois pour ramener les huguenots dans le bercail catholique : persuasion religieuse par les missions, persuasion économique par l’argent (Tiers des Économats ou « Caisse des conversions »), persuasion juridique par l’interprétation à la lettre de l’édit de Nantes, ainsi qu’une prolifération législative anti-protestante. En août 1669, le roi émet un édit interdisant la sortie du royaume pour s’installer à l’étranger sous peine de confiscation de biens et de corps.

Puis, à partir de 1681, la persuasion se fait violente avec la dragonnade du Poitou ; il s’ensuit une vague d’abjurations mais aussi l’indignation des pays protestants européens qui, dès 1681, accueillent des exilés français. C’est d’ailleurs en partie pour cela que le roi, alors soucieux de l’opinion à l’étranger, interrompt l’épisode. À partir de 1682, les interdictions de sortie du royaume se multiplient, le roi est de plus en plus préoccupé par l’éventuelle fuite de ses sujets huguenots. Sont d’abord visés ceux dont le métier pourrait fournir un moyen de transport, comme les gens de mer, mais aussi les gens de métier qui peuvent exporter leur savoir-faire (déclaration du 18 mai 1682). La déclaration du 14 juillet 1682 (complétée par celle du 7 septembre) réitère l’interdiction à tous les protestants de quitter le royaume et annule les contrats de vente et autres dispositions qu’ils auraient prises avant le départ. Mais cette abondance législative et comminatoire ne suffit pas car il est très difficile de surveiller les frontières ; c’est pourquoi, par une déclaration du 20 août 1685, le roi appelle à la dénonciation, promettant aux dénonciateurs la moitié des biens des fugitif.

En octobre 1685, Louis XIV, consolidé dans son pouvoir par ses victoires militaires, est moins sensible à l’opinion des autres puissances. C’est le moment pour généraliser les dragonnades et le bruit des « missionnaires bottés » conduit nombre de communautés à abjurer leur foi. Dès lors, le souverain, considérant « que la meilleure et la plus grande partie de nos sujets de ladite Religion Prétendue Réformée ont embrassé la Catholique » révoque sans scrupule l’édit de Nantes, par l’édit de Fontainebleau. Celui-ci, dans son article 4, annonce l’expulsion des pasteurs qui ne veulent pas abjurer, dans son article 9 réduit à 4 mois le délai de réintégration pour ceux qui sont déjà partis, et dans son article 10 confirme l’interdiction de sortie du royaume à tous les sujets, sous peine de confiscation de corps et de biens et de galères.

À peine quinze jours après l’édit de Fontainebleau, le Grand Électeur de Brandebourg , Frédéric-Guillaume 1er de Hohenzollern, publie l'édit de Potsdam afin de convier les huguenots chassés de France à venir sur ses terres, leur offrant un certain nombre d’avantages conséquents. Solidarité de foi bien sûr pour le calviniste qu’il était, mais aussi nécessité de repeupler son pays, décimé par la guerre de Trente Ans. Cet édit est largement diffusé en France, clandestinement, et a sans doute largement contribué à la prise de décision.

Le Refuge n’aurait jamais été possible sans l’aide de la diaspora en Europe, dans le souci premier d’une solidarité religieuse. Les princes protestants et les Églises ont organisé nombre de collectes d’argent pour venir en aide aux persécutés. Ainsi, en 1681, les Églises wallonnes multiplient les levées, à Amsterdam, Leyde, Haarlem. La même année, Charles II, roi d’Angleterre, lance un appel à la charité pour les huguenots par une lettre patente. Son frère Jacques II, bien que catholique, continuera cette politique. En 1682, l’électeur palatin  accorde un édit de concession pour accueillir les huguenots. Quant à la Suisse, depuis le XVIe siècle elle poursuit sa mission de terre d’accueil pour ses frères protestants. Désireuse de leur venir en aide, mais aussi consciente du risque d’être submergée par cet afflux massif, elle organise leur acheminement vers des pays dans lesquels ils pourront s’implanter définitivement. Et enfin, Francfort, cité impériale luthérienne, qui a accueilli tout au long du XVIe siècle des réfugiés protestants, décide à la fin du XVIIe qu’elle ne désire pas l’installation de réfugiés non luthériens. C’est donc l’Église française de Francfort, dont les membres sont aisés, qui va accueillir ses frères. En conséquence, Francfort ne sera pas un lieu d’installation, excepté pour des réfugiés nantis, mais une plaque tournante pour se rendre aux Provinces Unies ou dans d’autres États allemands.

Une fois l’édit de Nantes révoqué, le roi de France, toujours aussi préoccupé par cet exil massif, continue de légiférer. On trouve plus de vingt textes législatifs relatifs aux fugitifs ou à leurs biens, entre novembre 1685 et 1751, lesquels laissent apparaître la volonté de dissuader les candidats au départ ainsi que celle de faire revenir les fugitifs. Ces derniers pourront retrouver leurs biens confisqués s’ils reviennent dans les quatre mois (novembre 1685) ; l’interdiction de sortie est réitérée, assortie d’une peine à perpétuité, galères pour les hommes et réclusion pour les femmes avec peine identique pour ceux qui les aident (mai 1686) ; puis commutation en peine de mort pour ceux qui les aident (novembre 1687).

 En octobre 1685, les protestants français sont contraints d’abjurer une religion qu’ils avaient continué de pratiquer en dépit de l’adversité quotidienne. Que faire ? Rester, abjurer de bouche et non de cœur et vivre sa foi secrètement, avec tous les risques que cela comprend ? Ou quitter sa terre, ses biens, les siens parfois, fuir vers un avenir meilleur, rester fidèle à ses convictions et prendre le risque de la traversée du désert ?  Le départ ouvrait enfin une perspective. Des informations circulaient sur les routes à suivre, fournissant divers conseils pour éviter les dangers, il y avait aussi des guides ; néanmoins, rien n’était moins certain que la réussite. Mais n’oublions pas que ces huguenots avaient la foi chevillée au corps, cette « ferme assurance des choses qu’on espère ». Calvin avait suggéré en son temps : « Que ceux qui croient de n’avoir pas la force de témoigner de leur foi s’exilent ». C’est la voie que des milliers d’entre eux ont choisie.

Françoise Appy 9 mars 2022



[1] La Valmasque, Bulletin de l’Association d’Études Vaudoises et Historiques du Luberon, juin 2022, n° 122.